mercredi 25 juin 2008

Les mains sales

Il y a quelques soirs déjà, j'ai traîné mes guêtres au théâtre. Ca faisait un petit bout de temps que je n'étais pas allé voir des gens gesticuler pour parler de leur vie, sachant que c'est surtout la vie de quelqu'un d'autre, mais que ce quelqu'un d'autre n'existe peut-être pas (mais ce n'est pas sûr du tout.)

L'entracte est arrivée, et je suis parti. Non pas que cela ne me plaisait pas, bien  au contraire, j'ai passé un très bon moment : la façon dont les comédiens montraient qu'il jouaient un rôle était très réussi ; non, c'était vraiment bien : Karin Viard rappelant sans cesse que, non, elle ne s'appelle pas Jenny, mais Karin, bref, c'était super ; des hommes s'embrassaient à pleine bouche, il y avait donc tous les ingrédients pour en faire une pièce à succès, au Théâtre National de Chaillot, par exemple.

Mais je suis parti. Tel un démiurge j'ai infléchi instantanément le schéma narratif du scénario, transformé d'un coup de baguette magique la pièce fermée en œuvre ouverte, j'ai décidé solennellement quand aurait lieu la fin de l'histoire, quand serait la fin de mon histoire, de notre histoire commune, j'en avais assez : rester un peu plus, c'était prendre le risque de recevoir beaucoup trop.  Je suis sorti dans la fraîcheur du soir, et je vis que cela était bon.

Cela dit, je me permets de faire une petite parenthèse : je ne considère pas que partir au milieu d'un spectacle qui dure au moins 3h20 -soit plus de deux cents minutes- soit un acte particulièrement subversif ; on pourrait même se poser la question suivante : quelle légitimité peut-il y avoir à prendre en otage 900 personnes pendant presque quatre heures dans un lieu sans fenêtre et avec aussi peu de lumière ? Pour ma part, je n'ai pas de réponse.

Un peu plus tard, je me graissais les orteils à l'aide d'un sandwich libanais, assis sur un perron de pierres anciennes, à deux pas d'un réverbère un peu pâlichon puisque pas encore très utile dans cette paresseuse soirée d'été, puis j'ai longé de nouveau le vieux théâtre en pensant au 899 personnes qui était restées bien au chaud, sentant cette énergie mariner à quelques mètres de moi... L'expérience métaphysico-dramatique la plus troublante que j'ai eue, c'était en caressant de mes mains sales le mur extérieur d'un ouvrage un peu grotesque.

mercredi 4 juin 2008

La bergère et le ramoneur

Quand je rentre du travail, le jour est bas, choisir la moitié de la rue qui reste caressée par le soleil, je croise les lycéens qui oublient l'histoire et le français pour quelques heures, marche plus rapide que les automobiles qui toussotent à mes côtés.

Je ne rentre jamais par le même chemin, c'est à dire que j'ai fait systématiquement connaissance de toutes les façons permettant de  retourner chez moi : la plus courte, encore que cela m'a valu de vérifier sur internet, la plus silencieuse, et aussi celle qui salit le moins le bas de pantalon lorsqu'il pleut... Mon quartier a désormais une existence physique dans mon esprit, c'est à dire que les contours dijonnais ont désormais leur correspondance dans les méandres de mes circonvolutions cérébrales.

Une fois dans mon vieil appartement, j'observe minutieusement ce rituel quotidien : j'ouvre la porte-fenêtre pour installer une des chaises anciennes sur l'étroit balcon, je retourne à la cuisine prendre de la bière dans le Frigidaire, et je retourne m'installer avec la bouteille, ma guitare et quelques cigarettes.

Et là, je contemple et j'agis sur le monde, égratignant une bossa nova au creux de l'oreille des passants, aspirant une bouffée tiède de mon petit cylindre empoisonné, plongeant dans un décolleté furtif, cassant ma nuque dans une gorgée de bière, répondant parfois au téléphone lorsque la sonnerie débile que je n'arrive pas à changer me surprend lors d'un point d'orgue déchirant...

Je suis le Vishnou à huit bras de la rue du Chaignot, l'Octopussy du sud-dijonnais, et quand j'en ai assez de me tortiller les jambes croisées sur la paille tressée de ma chaise, quand la rue fraîche n'est plus aussi agréable, je rassemble les ustensiles du soir, et je traverse la pénombre de mon vieil appartement : retour en ville, vivre une nuit supplémentaire.